Synthèse et Perspectives
Jean-Sylvain Lienard, Directeur de Recherche CNRS
Philippe Tarroux, Professeur, ENS

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LIMSI-CNRS (1)
BP 133
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E-mail : lienard@limsi.fr,  tarroux@limsi.fr

L’informatisation du monde médical pose de nombreux problèmes. Chacun sent bien qu’il s’agit d’une nécessité absolue, mais l’idée que “l’ordinateur” est en passe d’entrer comme partenaire dans les relations entre médecin et patient, entre praticiens et experts, entre médecins et administration, n’est pas encore complètement intégrée.

L’ordinateur n’est qu’une machine. Le réseau n’est qu’un ensemble de machines interconnectées. Les progrès techniques sont tels que les limitations actuelles – de puissance de calcul, de capacité de stockage, de débit des données, de stabilité des systèmes d’exploitation – ne sauraient se perpétuer. Le problème vient de ce que c’est aujourd’hui le progrès technique – en soi aveugle – qui dirige le jeu, alors que ce sont les besoins des utilisateurs qui devraient primer. En d’autres termes la technique offre telle ou telle possibilité nouvelle et met l’utilisateur en demeure de la mettre en oeuvre, sans qu’une réflexion préalable ait été menée sur les objectifs et les conséquences dans la pratique médicale. Et quelque temps plus tard une nouvelle technique apparaît, ou l’ancienne est abandonnée avant même d’avoir été testée à grande échelle. Dans ces conditions, comment s’étonner des difficultés rencontrées ?

En ce qui concerne les dossiers des patients il faut clairement décider de ce que l’on aimerait y mettre – actes, analyses, images, diagnostics, traitements… – et pour quelle durée. Il faut aussi définir les personnes qui pourront le consulter et l’usage qui pourra en être fait par le médecin, le patient, l’administration. Les implications de ce cahier des charges sont immenses, pour chacun des acteurs et pour la société tout entière. Sauf opposition des comités d’éthique ce dossier deviendra un jour ou l’autre la base à partir de laquelle les actes médicaux seront comptabilisés, rémunérés, remboursés. Ce sera donc la base à partir de laquelle une politique de santé publique pourra être conduite. Mais il faut bien voir aussi que l’existence de ce dossier peut changer la pratique médicale, par exemple en fournissant immédiatement la trace de toutes les interventions antérieures, ce qui peut modifier la notion de responsabilité médicale.

Peut-être toutes les informations souhaitables ne pourront-elles pas être reportées à court terme dans le dossier, pour des raisons techniques, administratives ou éthiques. Il faut en prévoir l’éventualité et concevoir un système qui permette ultérieurement d’ajouter toute information utile, sans remettre en cause ce qui aura été mis en place jusque là. Ce n’est qu’ensuite que viendra le choix des matériels et logiciels les mieux adaptés au problème, les plus compatibles et les plus pérennes.

Un problème particulier se pose avec les données volumineuses telles que les images radiologiques. Bien sûr on peut faire confiance à la technique pour offrir dans un avenir proche des capacités de stockage et de transmission considérables. Mais est-il utile de conserver d’immenses masses de données non interprétées ? Cela ne risque-t-il pas de saturer tous les réseaux et tous les dispositifs de mémorisation imaginables, et pour quel usage ? Il nous semble impératif d’étudier tous les moyens de compression de ces données, allant de ceux qui se contentent d’éliminer une partie de leur redondance (sans altérer l’image perceptible), jusqu’à ceux qui sélectionneront, selon les souhaits du médecin, les parties significatives au regard de l’examen demandé. En ce qui concerne les images radiologiques, cette dernière perspective est encore peu envisagée. Dans un domaine voisin comme la télépathologie on se penche sur cette question, de façon à ne transmettre au collègue distant que les parties significatives des images de lames sanguines, celles-ci ayant été préparées selon un protocole rigoureux, notamment en ce qui concerne les méthodes de coloration.

Ici encore on doit noter que l’évolution des techniques s’accompagne d’une évolution des pratiques médicales. Le modèle expert-consultant, dans lequel un expert réputé omniscient donne son avis sur une image transmise par un praticien demandeur, tend à céder la place à un modèle plus symétrique, plus réparti, dans lequel le demandeur doit acquérir une compétence suffisante pour formuler lui-même la question à poser à l’expert, en forme de pré-diagnostic à confirmer ou infirmer, car l’expert ne peut matériellement répondre à toutes les sollicitations. Incidemment ces nouvelles pratiques rendues possibles par l’Internet posent des problèmes de rémunération et de responsabilité.

Dans la même ligne de pensée, on peut remarquer que l’existence des réseaux informatiques rend plus facile l’accès à une connaissance de pointe, autrefois disponible uniquement dans certains laboratoires de recherche et diffusée dans des enseignements à caractère confidentiel. La formation des étudiants et des spécialistes est susceptible d’en être grandement améliorée et ce nouveau mode de diffusion de la connaissance ne sera pas sans conséquences dans les rapports entre les différents acteurs du monde médical universitaire.

Enfin, soulignons la question de la sécurité logicielle qui dans le domaine médical est évidemment cruciale. Elle concerne plusieurs aspects de la mise en œuvre de l’informatique médicale :

    • Sécurité des données dont la fiabilité, la non-falsification et la confidentialité doivent être assurées
    • Sécurité des systèmes et des transactions dont le fonctionnement sans faille – et notamment les délais d’acheminement de l’information – doit être garanti

A cet égard remarquons que si tout logiciel est faillible, certains le sont plus que d’autres. La prolifération anarchique de langages ne respectant pas assez les normes de sécurité logicielle et de systèmes d’exploitation ou de gestion réseau instables ne peut conduire à des systèmes sûrs.

Les réflexions sur la sécurité sont nombreuses lorsqu’il s’agit du trafic aérien, des systèmes de technologie des transports ou des systèmes d’armes ; elles sont curieusement absentes dans le domaine médical. Les industriels de la télévision adoptent ainsi des standards logiciels assurant la sécurité. Assurer la continuité d’un service de télévision interactive paraît ainsi plus important que garantir au praticien hospitalier la disponibilité des données dont il a besoin.

Ces questions ne sont certainement pas insurmontables. Il convient cependant de les poser rapidement. Les échecs d’une informatisation hâtive ont l’effet pervers de conduire à un rejet des nouvelles technologies insuffisamment maîtrisées. En revanche, bien conçue, la mise en commun de l’information permise par l’informatisation est susceptible de changer radicalement le mode de travail des médecins. La notion d’équipe, de compétence et responsabilité réparties, pourrait bien remplacer à terme le modèle hiérarchique et individuel de la médecine traditionnelle.